2025

L’eau, une ressource vitale trop mal comptée

Entretien avec Esther Crauser-Delbourg, économiste et cofondatrice de Water Wiser.

Économiste de formation et experte des politiques de l’eau, Esther Crauser-Delbourg accompagne aujourd’hui les acteurs publics et privés dans une meilleure gestion de cette ressource critique. Pour elle, la crise de l’eau ne relève pas d’un manque, mais d’un défaut de mesure, de valorisation et de gouvernance. Dans cet entretien, elle appelle à repenser collectivement notre rapport à l’eau – bien commun, mais aussi pilier invisible de nos chaînes de valeur.

Sur quoi porte votre travail aujourd’hui ?

Esther Crauser-Delbourg – Mon point de départ, c’est un constat simple : nous n’avons jamais réellement mesuré notre consommation d’eau. Or, on ne gère bien que ce que l’on sait mesurer et compter.

90 % de l’eau utilisée dans le monde sert à des usages agricoles, industriels ou énergétiques, mais elle est rarement comptabilisée de manière rigoureuse. Résultat : elle est souvent gaspillée, mal allouée, ou utilisée au mauvais endroit, sans tenir compte de sa disponibilité réelle.

Chez Water Wiser, nous aidons les acteurs publics et privés à mieux intégrer l’eau dans leurs modèles de gestion. L’objectif est clair : réduire la consommation de 20 à 30 %, sans sacrifier ni confort ni productivité. Cette marge existe. Encore faut-il en faire un levier d’action.

Par ailleurs, j’enseigne l’économie de l’eau à HEC et à l’ESSEC. C’est un signe encourageant : ce sujet longtemps ignoré gagne enfin sa place dans le débat économique.

Vous affirmez que l’eau n’est pas assez chère. Pourquoi ?

E. C-D – Le prix de l’eau est très mal compris. En France, un particulier paie en moyenne entre 2 et 5 euros le mètre cube. Et un industriel ou un agriculteur peut ne payer que 0,05 à 0,50 euro – ce qui est normal, étant donné les volumes bien supérieurs consommés.

Mais cette tarification ne reflète ni la rareté locale, ni la pression exercée sur la ressource. Dans la majorité des cas, ce qu’on paie, ce ne sont pas les molécules d’eau, mais le coût des infrastructures qui permettent de la capter, traiter, transporter. Sa valeur économique réelle, elle, n’est quasiment jamais prise en compte – tout comme sa rareté

Et pourtant, sans eau, pas d’agriculture, pas d’énergie, pas d’industrie. C’est une ressource essentielle à toutes les chaînes de valeur, et son coût reste largement déconnecté de son importance. On continue à la traiter comme si elle était illimitée, alors que le cycle naturel est désormais perturbé par nos usages économiques, et aggravé par le changement climatique. La ressource reste globalement constante, mais nos usages, eux, explosent.

Vous évoquez une triple pression sur la ressource. Laquelle ?

E. C-D – L’eau douce est aujourd’hui surexploitée, polluée, et rendue plus instable par le dérèglement climatique. Elle ne tombe plus au bon endroit, ni au bon moment, ni dans les quantités auxquelles nous étions habitués. Résultat : l’accès à l’eau diminue précisément là où on en a le plus besoin.

Et pourtant, les prix des biens que nous consommons n’intègrent pas cette réalité. L’exemple des avocats est parlant : ils sont cultivés dans des zones arides et très consommatrices d’eau, mais leur prix ne tient pas compte de cette « valeur contextuelle ». Même logique avec le coton, utilisé pour des vêtements à bas prix, dans des régions en stress hydrique.

Qu’est-ce que l’eau virtuelle ?

E. C-D – L’eau virtuelle, c’est l’eau invisible contenue dans les produits que nous consommons : vêtements, aliments, smartphones… On dit que l’eau est une ressource locale, mais nos économies sont totalement interconnectées. À travers le commerce, des pays peuvent importer ou exporter de l’eau virtuelle – et bien souvent des pays très secs « exportent » beaucoup d’eau via des produits agricoles ou industriels. Ces produits coûtent peu chers en raison de la main d’œuvre – mais le seraient beaucoup plus si la valeur économique de l’eau était comptabilisée dans le prix.

Et la réalité de l’eau est d’abord un sujet de survie : aujourd’hui, près de 4 milliards de personnes n’ont pas un accès fiable à l’eau potable. Pourtant, cette eau domestique – qui répond à un besoin vital – reste sous-évaluée, tandis que des milliards de litres sont mobilisés pour fabriquer des biens non essentiels.

Des exemples de bonnes pratiques ?

E. C-D – Certains pays se dénotent.Singapour est pionnière : près de 90 % de l’eau y est réutilisée, parfois directement réinjectée dans le réseau. Aux Pays-Bas, la récupération d’eau de pluie est systématique, dans les écoles, les parcs, les bâtiments publics. L’éducation à la sobriété commence dès l’enfance.

En France, nos services de l’eau sont globalement performants – mais nos infrastructures sont vieillissantes, parfois mal documentées. Une gestion plus efficace passe d’abord par une meilleure connaissance : cartographier, mesurer, détecter les pertes. La sobriété, ce n’est pas se priver, c’est consommer intelligemment.

Quel rôle peuvent jouer les collectivités ?

E. C-D – Un rôle clé. L’échelle locale est souvent la plus pertinente pour agir. Mais les situations varient beaucoup : entre une commune, un département ou une région, les enjeux sont différents.

La priorité, c’est d’avoir une vision claire de la situation hydrologique locale et par bassin : état des réseaux, qualité de l’eau, sources disponibles, zones en tension. Ensuite, il faut croiser ces données avec les usages – agricoles, industriels, domestiques – et identifier les signaux d’alerte : conflits d’usage, restrictions, plaintes…

Où sont les besoins ? Qui est prioritaire dans l’usage de la ressource ? Qui peut réaliser ou non des efforts ? Ce sont les collectivités qui disposent des données et/ou qui doivent travailler avec les usagers pour les collecter. Tout commence par compter pour connaître sa consommation.

Sur le prix de l’eau domestique, certaines villes, comme Toulouse, ont adopté une tarification saisonnière. D’autres, comme Dunkerque, ont combiné hausse tarifaire, campagnes de sensibilisation et distribution d’équipements pour réduire les consommations.

Dans des départements agricoles ou touristiques, des entreprises investissent dans des technologies sobres ou des boucles de réutilisation, souvent en lien avec les collectivités.

Un dernier mot pour les élus ?

E. C-D – Commencez par mesurer, comprendre, coopérer. L’eau est une ressource vitale, locale dans sa gestion, mais globale dans ses impacts. On ne pourra pas avancer sans une gouvernance partagée, des données accessibles, et une vision de long terme.

Donner un statut économique à l’eau est un préalable pour instaurer une gouvernance de l’eau. L’économie de l’eau permet justement de replacer chaque goutte dans une chaîne de valeur : non pas pour traiter l’eau comme un produit marchand, mais pour reconnaître sa juste valeur. Car une ressource que l’on ne valorise pas est souvent une ressource que l’on gaspille.

Les solutions existent, et elles sont souvent simples, peu coûteuses, immédiatement actionnables. Compter, comprendre, coopérer : ce triptyque est la clé pour faire de l’eau un bien commun géré de manière responsable et durable.

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Ce qu’il faut retenir de l’interview d’Esther Crauser-Delbourg

  • L’eau est une ressource mal mesurée, donc mal gérée.

90 % de l’eau utilisée dans le monde sert à l’agriculture, à l’industrie ou à l’énergie, sans être comptabilisée précisément. Mieux la mesurer, c’est mieux la protéger.

  • Le prix de l’eau ne reflète pas sa valeur réelle.

En France les systèmes de tarification en place ne croisent pas les données de rareté avec celles de création de valeur économique – un système de contribution saisonnier ou indexé sur un système préleveur-pollueur-contributeur pourrait guider une gestion durable de la ressource.

  • L’eau est au cœur de toutes les chaînes de valeur.

Sans eau, pas d’alimentation, pas d’énergie, pas d’industrie. Pourtant, son coût n’intègre pas l’impact environnemental de sa surexploitation – ni l’impact économique de son absence

  • L’eau virtuelle, une consommation invisible.

Nous consommons de grandes quantités d’eau indirectement à travers les produits que nous achetons : vêtements, fruits, électroniques… souvent importés de zones déjà fragilisées.

  • Les solutions existent.

Réutilisation massive de l’eau (Singapour, Pays-Bas), tarification adaptée (Toulouse, Dunkerque), meilleure connaissance des réseaux, concertation territoriale : des leviers concrets sont déjà mis en œuvre.

  • Le rôle des collectivités est central.

Connaitre les tensions locales sur l’eau, adapter la tarification, moderniser les réseaux, initier des coopérations territoriales : autant d’actions à la portée des élus.

  • Une gouvernance partagée est indispensable.

Compter, comprendre, coopérer : ce triptyque est la clé pour faire de l’eau un bien commun géré de manière responsable, durable et équitable.

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